Cher(e) ami(e) de la santé,
Eugène a 40 ans[1].
Il est atteint d’une maladie dégénérative dont la fin s’annonce bien sombre : agonie par détresse respiratoire.
Marié et père d’un garçon de 10 ans, il refuse d’être un fardeau pour sa famille, de sombrer dans la dépendance et la déchéance.
Il a fait des recherches : le suicide semble être le seul moyen d’en finir.
Il en parle à son neurologue, qui l’oriente alors vers une unité de soins palliatifs.
Eugène expose clairement son projet : s’il se rate, il ne veut PAS être réanimé.
Mais avant d’en arriver là, il accepte toutefois les consultations et même une hospitalisation dans cette unité.
Progressivement, il perd l’usage de la marche, de la parole et de la déglutition.
Il demande toujours à mourir… mais pour autant, il ne passe pas à l’acte.
C’est un paradoxe et une ambiguïté fréquents.
Ce n’est pas rare qu’un malade demande à mourir… alors même qu’il ne le veut pas vraiment[2] !
C’est parce que dans ce moment suspendu entre la vie et la mort, il y a encore quelque chose de fort qui se joue…
La « crise du mourir » : ultime transformation intérieure
C’est une psychologue en unité de soins palliatifs, Axelle Van Lander, qui la nomme ainsi.
Cette ultime crise existentielle a plusieurs facettes.
Transformé par une maladie grave dont il sait qu’il ne va pas en guérir, le malade vit un bouleversement identitaire profond :
✨ Le sentiment de continuité de soi
Vous ressentez certainement une certaine continuité dans votre existence : vous vous sentez vous-même depuis votre enfance jusqu’à aujourd’hui, malgré les aléas.
Or, la maladie grave crée une rupture identitaire : l’annonce provoque « un avant » et « un après ».
Vous ne vous sentez plus vraiment le même.
✨ Le sentiment de réalisation
Quand vous êtes en bonne santé, vous êtes capable de faire plein de choses, marcher, sortir, jardiner…
Sans en avoir l’air, ces actions vous servent à vous réaliser et à vous sentir vous-même.
Dès lors que vous n’en êtes plus capable, c’est aussi votre identité qui s’abîme.
✨ Le sentiment de diversité
Avez-vous déjà remarqué que vous aviez au cours d’une journée plusieurs identités ?
Vous êtes tantôt mère ou père, grand-mère ou grand-père, ami(e), voisin(e), citoyen(ne)…
Mais que se passe-t-il si vous avez l’impression de n’être plus qu’une personne malade ?
D’être réduit à cette seule identité parce que vous ne vous sentez plus à la hauteur d’assumer ces rôles ?
✨ Le sentiment d’originalité
Parfois, la crise est telle que le malade questionne jusqu’au fait d’être unique et irremplaçable.
C’est le cas par exemple quand un époux dit à sa femme de refaire sa vie après sa disparition. Comme s’il pouvait être remplacé.
Alors que, laissez-moi vous le dire : vous êtes absolument unique. Et rien ni personne ne peut VOUS remplacer.
✨ Le sentiment de cohérence
Le malade en crise du mourir peut agir complètement différemment d’avant (ne plus être pudique, être vulgaire ou agressif…).
Parfois, ces attitudes peuvent provoquer un sentiment de honte, qui se répercute sur l’estime de soi.
Selon la psychologue Axelle Van Lander, toutes ces ruptures pourraient contribuer à donner le sentiment d’indignité chez les personnes en fin de vie.
C’est d’ailleurs souvent cette détresse (et ce sentiment) qui poussent certaines personnes à vouloir hâter leur propre mort.
Face à cet immense défi, le professeur de psychiatrie canadien Harvey Max Chochinov[3], a imaginé
Une psychothérapie de la dignité pour restaurer le sens et les valeurs
« Quels moments de votre existence sont encore très présents dans votre mémoire ? »
« Quels sont les rôles les plus importants que vous ayez assumés dans votre vie ? »
« Quelles sont vos plus grandes sources de fierté ? »
« Quand vous êtes-vous senti le plus vivant ? »
« Y a-t-il des choses que vous croyez devoir dire aux membres de votre famille ou des choses que vous voudriez prendre le temps de leur dire une fois de plus ? »
Voici quelques-unes des questions posées lors d’une psychothérapie de la dignité.
Que ce soit le malade en phase terminale, ou les proches, les bénéfices sont prodigieux.
Dans une étude réalisée en 2011 sur 26 patients suivant cette thérapie, Chochinov a montré que
🔸 76 % des participants avaient le sentiment que leur vie avait plus de sens,
🔸 72 % se sentaient plus utiles, plus dignes (64 %)
🔸 52 % avaient même le désir de vivre…
🔸 81 % des familles ont estimé que cette thérapie était un élément important des soins, au même titre que les autres ;
🔸 56 % des proches ont constaté une réduction de la souffrance chez leur proche…
Pour les uns, cet exercice apporte « la paix intérieure », « une source de réconfort » et pour les autres, la perspective d’une séparation et d’un deuil plus apaisés.
En renforçant ce sentiment d’identité et sa dignité, le patient en fin de vie voit donc sa détresse entendue, mais aussi soulagée[4].
Car, même jusque dans les dernières heures…
Vous êtes vivant(e) jusqu’au bout, il est encore temps… (ultime opportunité)
Bien sûr, la vie s’achève… mais des ressources extraordinaires et insoupçonnées peuvent encore surgir et se déployer.
Il est encore temps de formuler par exemple, les 5 choses dont parle le Dr Gabriel Sara[5] :
Je te pardonne…
Pardonne-moi…
Merci…
Je t’aime…
Au revoir…
Ce qu’a pu faire Eugène dont je vous parlais au début de ma lettre.
Ses 4 mois en soins palliatifs lui ont permis de mourir, entouré des siens qui auront profité de sa présence jusqu’au bout.
Qu’en aurait-il été s’il s’était donné la mort plus tôt ? Ou s’il avait eu recours à l’euthanasie ?
Le temps du mourir est encore un temps de vie…
Et Axelle van Lander de conclure :
« Cette crise du mourir, comme beaucoup de crises dans nos vies, est aussi une opportunité de se retrouver avec – et déployer – de nouvelles composantes de son identité[6] ».
Alors, si vous accompagnez des personnes en fin de vie, gardez-le en tête.
Vous pouvez aussi les aider, par votre simple présence et votre écoute, à faire de ce dernier temps, un temps précieux.
Prenez soin de vous,
Catherine Lesage